• D’Appia à Chéreau, la lumière comme élément expressif
    par François Picard

    Lucio Silla, opera seria de Lorenzo da Ponte et W.A. Mozart, direction musicale de Sylvain Cambreling, mise en scène de Patrice Chéreau, scénographie de Richard Peduzzi, assisté de Denis Fruchaud, lumières de Daniel Delannoy et Jean-Luc Chanonat, a été monté au théâtre des Amandiers, Nanterre, en 1984.
    Appliquant la méthode de l’analyse par segmentation et par fronts de découverte en usage dans la musicologie, on mettra en parallèle les formes temporelles du drame (actes, scènes), de la musique (arias, chœurs, mais aussi ambitus, tonalités), de la lumière et des murs (grâce à un document de travail inédit : la régie murs).

     From Appia to Chéreau, light as an expressive material

    Lucio Silla, an opera seria by Lorenzo da Ponte and W.A. Mozart, was presented in Nanterre in 1984 under the musical direction of Sylvain Cambreling and the direction of Patrice Chéreau, with Richard Peduzzi, Daniel Delannoy and Jean-Luc Chanonat. The formal analysis will show the parallel dynamics of evolution as regards the plot, the chord progression, the vocal register, the lightning, and eventually the famous movement of the walls. This parallels do not move at the same speed and contribute to a dramatic intricacy of signs.


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  • 1973-1983 (de La Dispute à Combat de nègre et de chiens). Comment réinventer une scène parlante ?
    par Marie-Madeleine Mervant-Roux

    Les années « de poudre », ou « orphelines », sont celles où apparaît et se développe ce qu’on appelle très vite le « théâtre d’images », dont Patrice Chéreau constituerait en France le plus spectaculaire représentant. Un théâtre jugé esthétisant et narcissique par les brechtiens et plus généralement les tenants d’un art engagé. Des études pénétrantes, dont celles d’Anne-Françoise Benhamou, ont montré que c’est la recherche d’une nouvelle figuration du réel qui a produit ces scènes visuellement captivantes, dont les photographies nous feraient presque oublier qu’elles accueillaient et soutenaient des façons inédites de se taire, de parler, d’entendre et d’écouter parler. En nous appuyant sur les enregistrements audio de spectacles de cette période, sur une série d’archives radiophoniques et sur nos propres souvenirs (La Dispute, 1973 ; Loin d’Hagondange, 1977 ; Peer Gynt, 1981 ; Combat de nègre et de chiens, 1983), nous souhaitons montrer, dans la foulée de ces études, comment le metteur en scène, dès son retour d’Italie, a théâtralement affronté la difficulté nouvelle et aiguë du rapport conflictuel au langage et à la langue vécu en France par sa génération, touchant ainsi l’un des enjeux mal visibles et fondamentaux de la période. Comment Chéreau, aussi éloigné des quêtes européennes d’un idiome populaire ou primitif que des « théâtralisations vocales » américaines (Helga Finter), et en tenant « pour suspects toute éviction de l’écriture, tout primat systématique de la parole » (Roland Barthes, « L’écriture de l’événement », 1968), a, en acteur-lecteur, exploré plusieurs pistes avant de rencontrer les textes de Koltès.
    Cette réflexion se fonde sur une recherche plus large engagée dans le cadre du programme ANR ECHO, consacré à la voix verbale et au travail de la langue sur les scènes françaises dans la seconde moitié du XXe siècle.

    1973-1983 (from "A Matter of Dispute" [La Dispute] to "Black Battles with Dogs" [Combat de nègre et de chiens]). How to reinvent a talking stage?

    In the “years of powder” or “orphan years” appears and spreads what is soon to be called the “Theatre of Images”. Patrice Chéreau is seen as the leading French figure of this movement, considered as narcissistic and mannered by Brechtians and more generally by supporters of a committed art. Thorough studies, as those of Anne-Françoise Benhamou, have shown that it is the quest for a new figuration of the real that has produced those visually captivating scenes, the photographs of which would almost make us forget that they caught and sustained unusual ways of keeping silent, speaking, hearing and speech-listening. Following on from these studies, with the help of some audio recordings of performances of that period, of a series of radio archives and of our own recollections (La Dispute, 1973 ; Loin d’Hagondange, 1977 ; Peer Gynt, 1981 ; Combat de nègre et de chiens, 1983), we wish to show how Chéreau, as soon as he returned from Italy, faced in his directing the novel and striking difficulty with the conflictual relationship to language –and to French language– experienced in France by his generation, thus revealing one of the fundamental, quasi-illegible issues of the time. As remote from the European quests for a popular or primitive idiom as from the American “vocal dramatizations” (Helga Finter), and considering as “suspect any eviction of writing, any systematic primacy of speech” (Roland Barthes, Writing the Event, 1968), Chéreau, as an actor-reader, explored several tracks before meeting Koltès’s texts.
    This reflection is inscribed in the frame of the ANR ECHO research program, dedicated to spoken voice and language work on French stages in the second half of the twentieth century.


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  • Phèdre : ensanglanter Racine
    par Manon Worms

    Phèdre, créé en janvier 2003 aux Ateliers Berthier, marque un retour pour Patrice Chéreau à une « langue maternelle du théâtre », dans la continuité de son travail sur Koltès et Dans la solitude des champs de coton, à une période où le metteur en scène n’a pas monté de spectacle de théâtre depuis huit ans et s’est tourné vers le cinéma en réalisant deux films. Ce retour à Racine et au théâtre classique français semble être un retour encore plus profond pour Chéreau vers les sources et le théâtre grec : en déconstruisant l’alexandrin et les codes de bienséance du classicisme, en mettant au centre la violence, le désir, les pulsions des corps raciniens, Chéreau déterre aussi le substrat antique de la pièce. Il s’appuie ouvertement sur Sénèque et Euripide pour recadrer sa dramaturgie sur le personnage d’Hippolyte, centre du désir, jusqu’à la scène finale où il fait revenir sur un chariot rappelant l’eccyclème le cadavre héroïque et encore ensanglanté du jeune homme. Cette image saisissante, quasi christique, en nous donnant directement accès à la condition de victime d’Hippolyte, nous fait rentrer dans une relation à l’émotion tout à fait singulière, qui renvoie aussi le spectateur à tout un environnement moral lié à l’époque. Un ensemble de références philosophiques et artistiques, de Michel Foucault à Sarah Kane, et la mise en perspective de ce spectacle avec les expériences cinématographiques de Chéreau à cette période nous conduiront à inscrire Phèdre au cœur d’un parcours artistique qui suit singulièrement les arêtes des mouvements historiques dans lesquels il se trouve, toujours en lien avec ses questionnements les plus brûlants.

    Phèdre : staining Racine with blood  

    Phèdre, producted in January 2003 at the Odeon National Theater, marks a return for Patrice Chéreau to a kind of « theater’s native language » in his own words, following his work on Bernard-Marie Koltès and Dans la solitude des champs de coton, at a time when the director have not directed any theater production for eight years, and explored cinema, shooting two movies. This return to Racine and to French classic theater seems to represent also a return to the deep « basics » : Greek theater. Splitting up the Alexandrine and classicism’s decency rules, focusing on violence, desire, pulsions of Racinian bodies, Chereau goes in search of all the antic layer present in the tragedy. He openly refers to Seneque and Euripide to focus his dramaturgy on Hippolyte’s character, acting as a gravity center of desire throughout the play, all the way through his death in the final scene, where Chereau chooses to use an old device of Greek theater to make his dead, young and bloody body come back to the stage on a cart, pulled in by servitors. This striking image, also a clear reference to the Christ, make spectators identify Hippolyte as a victim, and refers to a global moral environments specifically active at this time (end of the 1990’s/start of the 2000’s). Through different artistic and philosophical references, from Michel Foucault thought to Sarah Kane’s plays, and exemples taken from Chéreau’s movies shot during the same years, we will see how Phèdre takes place into the artist’s artistic path, who seems to be always following the historical changes, and their sharpest questions, images, breaking points.


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  • « Les Intimités électives de Patrice Chéreau » : un cinéma engagé de l’analyse  des mœurs contemporaines
    par Brigitte Gauthier

    À partir de son film Intimacy, réalisé en 2001, on retracera le parcours politiquement courageux du discours sans tabou sur les relations humaines étudié par Patrice Chéreau dans son œuvre cinématographique.
    Le cinéma de Patrice Chéreau s’inspire d’un théâtre d’idées où la chair parle et les mots traversent l’espace. Le socle du théâtre l’a formé aux jeux de l’amour et des prétendus hasards. Ses mises en scène des Paravents de Genêt (1983), Dans la Solitude des champs de coton (1987) de Bernard-Marie Koltès ou de Rêve d’Automne (2010) de Jon Fosse servent de laboratoire de résonance à ses expérimentations cinématographiques. Il met en scène l’affrontement des sentiments dans un mouvement oscillatoire entre la scène et l’écran.
    Chéreau jette un regard sans compromis sur l’entrelacement du désir et des émotions dans les contextes historiques ou contemporains les plus variés. Il resserre sa focalisation sur l’entassement des chairs horizontalisées dans l’écran, jouant sur l’emboîtement des possibles dénudés lorsque la parole n’est que double jeu, sous-texte ou trahison.
    Sa langue et sa gestuelle sont chorégraphiées comme au théâtre, mais son cinéma fait des choix clairs, enfreignant les règles élémentaires de la grammaire cinématographique pour souligner les décalages entre nos attentes et la réalité des sables mouvants émotionnels. Ses personnages sont déchirés, à vif, malmenés par une société qui ne permet plus l’hypocrisie et la réassurance bourgeoise.
    Lorsque le rideau des apparences ne descend plus, on retrouve l’individu face à lui-même. L’homosexualité sert de miroir révélateur aux pratiques hétérosexuelles, la dérive des sentiments est amorcée. Même les vitres entre l’intérieur et l’extérieur sont fissurées. Chéreau nous propose un parcours à travers l’œuvre cinématographique d’un maître du théâtre, habile marionnettiste de la direction d’acteurs, observateur sans relâche du « je veux, moi non plus ». Choisir d’être un cinéaste anthropologue du chant amoureux dans un temps hanté par Les Nuits Fauves de Cyril Collard (1992) et le scandale des expositions de Mapplethorpe de 1989 est bel et bien courageux. Chéreau rend familier la problématique de l’homme blessé. Le désir, le manque, le deal du bonheur au coin d’un trottoir en guise de rêve rappelle les plus grands Fassbinder et annonce les réformismes contemporains d’une sexualité assumée. La Vie d’Adèle d’Abdelattif Kechiche, Palme d’Or 2013, s’inscrit dans le sillage cannois d’une Reine Margot (1994), plaidoyer d’une liberté amoureuse. L’amour est un combat, la vie une solitude. Le théâtre est le laboratoire expérimental, le mode opérationnel, outil de vision sur ce que l’autre se cache et sur ce que chaque jour nous prétendons montrer. Son cinéma est une épure, un mode brut à la Jackson Pollock, éclaboussement des êtres, fracas des destinés.

    The Elective intimacies of Patrice Chéreau:
    a committed cinema providing an analysis of contemporary morality

     Starting from Chéreau’s film Intimacy (2001), we’ll move back to the early period of the filmmaker’s career to survey his politically courageous journey. He chose to offer us a discourse free of taboos on human relationships.

    Patrice Chéreau’s cinema is inspired by a Theater of Ideas where flesh speaks and words move through space. His theatrical background trained him in the games of love and apparent hazards. His staging of Genet’s Les Paravents (Screens, 1983), Dans la Solitude des Champs de coton (In the Solitude of Cotton Fields, 1987) by Bernard-Marie Koltes (1987) or of Rêve d’Automne (Autumn Dream, 2010) by Jon Fosse serve as a sounding board for his cinematographic experimentations. He stages a clash of feelings in an oscillation between the stage and the screen.
    Chéreau takes an uncompromising look at the intertwining of desires and emotions in the most varied historical and contemporary contexts. He scrutinizes the horizontal layering of flesh upon the screen, playing on the interlocking of nude imagery when speech is no more than foul play, subtext or treason.
    His language and code of non-verbal behavior are choreographed as he would for the Theater, but he makes his cinematographic choices clear, violating the basic rules of film grammar to highlight the differences between our expectations and the reality of emotional quicksands. His characters are torn apart, raw, roughed up by their social environment that no longer allows them the safety of hypocrisy or bourgeois reinsurance.
    When the fourth wall of appearances falls the individual has to accept to see himself as he is. Homosexuality serves as a mirror revealing heterosexual practices, feelings start drifting away. Even the glass partitions they set up between the inside and the outside of their world are cracked. Chéreau offers us a journey through the cinematographic work of a master of theater, a skillful puppeteer directing actors, a tireless observer of the "I want, me neither" attitude. To choose to be a filmmaker and an anthropologist singing love in a time haunted by Les Nuits Fauves by Cyril Collard (1992) and the 1989 scandal of the Mapplethorpe exhibitions is indeed quite brave. Chéreau makes the problem of the injured man familiar. Desire, absence, the deal of happiness in place of a dream reminds us of the most fabulous Fassbinder movies… and announces the contemporary reforms of an assumed sexuality. La vie d’Adèle (The Life of Adele, Palme d'Or 2013) by Abdelattif Kechiche, is in the wake of La Reine Margot (The Queen Margot, 1994) screened at Cannes, it is a plea for free love. Love is a battle, life implies loneliness. Theater is the experimental laboratory, the operational mode, a tool to perceive what the other hides from himself and what we pretend to show each day. His cinema is a rough draft, a raw mode à la Jackson Pollock, splashing out fragments of beings and the crash of destinies…

     

     


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  • Des Corps clandestins. Le présent comme symptôme à partir de L’Homme blessé  de Patrice Chéreau (1983)
    par Mathieu Lericq

    « Il s’agit d’une passion, celle qu’un adolescent éprouve pour un autre homme. Ce n’est pas un film sur l’homosexualité. C’est le récit d’une passion et c’est un apprentissage : apprentissage de la vie, de la trahison, aimer celui qui trahit, aller au bout de la relation amoureuse et du danger. Ce film est d’abord envie d’amour et de tendresse, envie aussi de quelque chose de plus grand et de plus secret : de la part de cet adolescent, une envie fébrile ou têtue, envie d’autre chose, d’aimer, de croire à quelque chose, aux autres, et qu’on lui voit comme une larme au fond des yeux. En bref, l’amour et la trahison, ce qui est normal et ce qui ne l’est pas, le coup de foudre comme initiation au malheur. Mais aussi une ville de province aujourd’hui, trois semaines d’une vie, un été lourd et haletant, la belle violence d’une volonté obstinée. » Tel est l’élan originel qui constitua pour Patrice Chéreau une sorte d’intention, sa démarche peut-on dire, à l’égard du film qu’il co-écrivit avec Hervé Guibert à partir de 1975, L’Homme blessé. Et c’est la façon dont le metteur en scène lui-même a choisi d’en parler dans le catalogue du Festival de Cannes, où son film est présenté en compétition en mai 1983.

    Si les propos de Chéreau projette le sens de l’œuvre vers une caractérisation atemporelle des personnages et de leur rapport au monde, ne peut-on toutefois pas relever une signification détournée de l’histoire et de son temps, tout du moins celle d’un présent symptomatique (propre à l’Europe au tournant des années 1970-1980) ? Mon intervention consistera à observer et à analyser l’historicité des corps que L’Homme blessé donne à voir, à comprendre ce qui fonde et donne un sens élevé à l’exploration des bas-fonds. Marquant l’amour des sceaux du plaisir et du malheur, en quoi L’Homme blessé donne sens aux menaces concrètes qui pèsent sur les sociétés civiles soumises à des bouleversements sociaux et géopolitiques majeurs ? Étudier Chéreau en son temps signifiera ici analyser dans quelle mesure la valeur temporelle de sa poétique cinématographique est renforcée par son travail acharné à toujours travailler avec l’inédit, la jeunesse, les nouveaux langages, par exemple en écoutant et s’appropriant certains discours — puisant aux sources de l’écriture romanesque (H. Guibert), dramatique (B.-M. Koltès) et philosophique (Michel Foucault).

    Irregular bodies. Present Time as Symptom in The Wounded Man by Patrice Chéreau (1983)

    ‘The film is about a passion, lived by a teenager who falls in love with another man. This is not a film about homosexuality. It tells the story of a passion, which tends to make him improve and learn: about life, about betrayal, about loving someone who betrays, about reaching the deep end point of a love and danger relationship.’ The description of The Wounded Man, written by Patrice Chéreau, has been published within the catalogue of the Cannes Film Festival in 1983, where the film competed that year.

    Beyond the abstraction underlined by the director in his statement, to what extent emotions evoked here give a meaning to history, or rather to the symptomatic present time that is daily lived by civil societies at the turn of 1970’s/1980’s?

    The issue leads us to study how significant are the irregular bodies shown in The Wounded Man and, besides, to point out historicity of their presence. Furthermore, my research consists on analyzing relations between this disturbing filmic aesthetics and multiple intellectual references of that period (H. Guibert, B.-M. Koltès, M. Foucault), which together build a sophisticated image of shallows.


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