• Chéreau dans l'histoire ? Filmer la violence dans La Reine Margot
    par Antoine de Baecque

    Au cœur de l’ambition de Patrice Chéreau dans La Reine Margot se tient la représentation de la violence dans l’histoire (passée et présente). Filmer la violence revient à comprendre l’histoire selon trois opérations tout à la fois esthétiques et historiques : par aveuglement historiographique, par rapprochement entre passé et présent, et par collage des époques. Les images, issues de strates historiques, esthétiques et de nature si différentes, illustrent le projet de Chéreau : réaliser un film baroque. Le mélange des influences, la fusion des styles, le mouvement perpétuel de l’art et de l’histoire, fondus dans la représentation pathétique, tout cela rejoint la forme baroque. Mais le film propose in fine une étrange chimère : un baroque protestant. Cette représentation de la violence inscrit indéniablement La Reine Margot dans l’histoire, cependant d’abord et surtout comme un problème posé à l’histoire. 

    Chéreau in the history? Film the violence in La Reine Margot

    At the heart of the ambition of Patrice Chéreau in La Reine Margot is the portrayal of violence in history (past and present). Filming violence comes down to understanding History in three operations at once aesthetic and historical: by historiographical blindness, by reconciliating past and present, and by collage of different ages. Images, arising from from historical stratum, aesthetic and of different natures, illustrate the project from Chéreau: perform a baroque film. The mixture of influences, the fusion of styles, the perpetual movement of art and history, all melted in a pathetic representation, merge in a baroque form. But the film offers in fine a strange chimera: a Protestant baroque. This portrayal of violence immediately places The Queen Margot in History, however first and foremost as a problem posed to history.


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  • « Vous m’avez interprété, pas trahi. » Les Paravents de Jean Genet  mise en scène par Patrice Chéreau au Théâtre Amandiers-Nanterre (1983)
    par Marguerite Vappereau 

    Lorsque Patrice Chéreau prend la direction des Amandiers à Nanterre, il inaugure une programmation ambitieuse avec Combat de nègres et de chiens de Bernard-Marie Koltès et Les Paravents de Jean Genet en 1983 et donne une place centrale à la figure de l’étranger. Somme épique à saisir dans la continuité des mises en scène du Ring (1976) et de Peer Gynt(1981), Les Paravents est à mi-chemin entre la tragédie et le carnaval. Par le choix de cette pièce dont les circonvolutions du texte laisse parfois dans l’embarras, Chéreau prolonge son travail en direction d’un « théâtre allégorique ». Dix-sept ans après la mise en scène de Roger Blin à l’Odéon, qui avait provoqué en 1966 une crispation politique sans précédent, Patrice Chéreau impose une lecture de la pièce au présent : il déplace l’action des Paravents des colonies nord-africaine à un cinéma de Barbès, la représentation de la scène à la salle. À partir de la minutieuse analyse établie par Odette Aslan, nous voudrions réévaluer le travail de mise en scène de Patrice Chéreau grâce à une source encore inexploitée : les enregistrements sonores du spectacle conservés aux archives départementales des Hauts-de-Seine. Comment l’analyste peut-il se saisir de ces matériaux fragiles ? Comment peuvent-ils éclairer le processus de travail au côté des sources écrites et photographiques ?

    “you haven't betrayed me, you interpreted me”. 
    Les Paravents byJean Genet, directed by Patrice Chéreau at the Théâtre Amandiers-Nanterre (1983)

    When, in 1983, Patrice Chéreau takes the direction of the Amandiers in Nanterre, he opens with an ambitious programmation: Combat de nègres et de chiens by Koltès and Genet's Les Paravents. He dedicates a central place to the role of the stranger and prolongs the turn his work took towards an “Allegorical theater”. Les Paravents, an epic summae, halfway between a tragedy and a carnival, is to be placed between the Ring and Peer Gynt. During the creation, Chéreau is often dumbfounded by the convolutions of the text. 

    Seventeen years before, in 1966, Blin had also directed Les Paravents, and provoked an important political crisis. Patrice Chéreau proposes a contemporary reading of the piece: he displaces the set from a North African colony to a cinema in Barbès, and moves from a stage to the movies. Starting with the analysis established by Odette Aslan, we would like to reevaluate the work of Chéreau with the help of a source that still hasn't been utilized: the sound recordings of the spectacle, kept at the departmental archives of de Hauts de Seine. How can the analyst handle these fragile materials? How can they enlighten the work process, side by side with the written and photographic sources?

     


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  • Spectacles de La Douleur : Chéreau interprète de Duras
    par Serge Linarès

    Journal intime d’une attente et d’une convalescence à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, La Douleur de Duras a donné matière à deux spectacles de Chéreau : une lecture à deux voix en 2007, un monologue entre 2008 et 2011. Accompagnée de Chéreau dans un premier temps, seule en scène dans un second, la comédienne Dominique Blanc se livre alors à l’angoissante et déchirante actualisation des souvenirs de Duras, espérant le retour, puis le rétablissement de Robert Antelme, son mari déporté. Pour chacun des spectacles, Chéreau a soumis le texte original à un travail d’adaptation, soutenu et évolutif, dont il s’agira de déterminer les stades, les spécificités et les enjeux, sur la base d’un examen précis des différents tapuscrits conservés à l’IMEC. Reste que ce corps à corps répété avec l’intimité d’une écriture autobiographique minée par les épreuves de la Shoah, tient de la gageure. C’est à questionner et à repousser les limites de la théâtralité que s’exerce Chéreau dans les états successifs de La Douleur. Non qu’il s’impose un défi d’ordre strictement esthétique, mais parce qu’il interroge le processus de la mémoire — celle, individuelle, d’une écrivaine aux prises avec l’actualité de l’année 1945, autant que celle, collective, d’une Europe contemporaine, confrontée au souvenir, comme à l’oubli, de ses propres monstruosités.

    Exhibitions of La Douleur : Chéreau interpretes Duras

    As a diary of wait and convalescence at the end of the second world war, La douleur gave rise to two exhibitions by Chéreau : a vocal reading in 2007, a monologue between 2008 and 2011. The actress Dominique Blanc expresses with great emotion Duras’memory, when the writer was waiting the come-back and later the recovery of Robert Antelme, her husband, prisonner in concentration camp. For each exhibition, Chéreau makes a rich work of adaptation from the original text. The purpose of this paper, held on the examination of the IMEC typescripts, is to study the different states of this work of adaptation, its specificities and its ambitions. At the same time, Chéreau questions the limits of dramatic representation as far as the Shoah is concern. His questions are not only esthetic, but also historical and psychological : he asks himself about the memory process of the writer herself as well as the the contemporaneous Europe, confronted with its own monstruosities.


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  • « Schweig, und tanze ! » : énigmes et contradictions  dans la scène finale d’ Elektra de Strauss
    par Grégoire Tosser et Inès Taillandier-Guittard

    Dans l’entretien réalisé par Alain Perroux en marge du festival d’Aix-en-Provence le 29 juin 2013, Patrice Chéreau évoque sa perplexité face à certains moments de l’opéra de Strauss Elektra, représenté quelques semaines plus tard. C’est cette incompréhension avouée face à ce que Chéreau appelle une « ivresse sonore », qui sera l’objet de cette communication. Plus précisément, il s’agira de rendre compte à la fois de la nature problématique des enjeux musicaux et dramatiques de la dernière scène d’Elektra, et des solutions scéniques proposées par Chéreau. Pour ce faire, nous évaluerons, via l’analyse musicale, les partis pris de Strauss quant à la mise en musique du livret de Hofmannsthal. Ainsi, le phénomène de transe ménadique que les didascalies suggèrent rentre en contradiction avec les thèmes musicaux choisis par Strauss : si Hofmannsthal précise que la danse d’Elektra est « indéfinissable » (namenlos), le compositeur use de rythmes clairement identifiables (celui de la valse, qui se transforme peu à peu en une sicilienne). Outre ces contradictions musico-littéraires, il existe également des ambivalences proprement musicales, qui procèdent du langage de Strauss. Enfin, il faut mentionner l’ultime ambiguïté du livret : la mort supposée d’Elektra, que rendent évidente d’autres mises en scène, notamment celle de Götz Friedrich en 1981, à laquelle Chéreau fait implicitement référence dans l’entretien mentionné plus haut.

    L’ensemble des ces contradictions et équivocités constituent autant d’énigmes pour Chéreau. Sa mise en scène, au lieu de les ignorer ou de les éluder, les met au jour, voire les exacerbe ; elle nous invite dès lors à réévaluer et à repenser la manière dont nous percevons et comprenons l’opéra, dans sa complexité et sa profondeur sémantique.

    “Schweig und tanze!”: enigmas and contradictions in the final scene of Richard Strauss’s Elektra

    Interviewed by Alain Perroux during the Aix-en-Provence festival on June 29, 2013, Patrice Chéreau talks about his perplexity with regard to certain scenes of Strauss’s opera Elektra, represented a few weeks later. It is this admitted misunderstanding in view of this “acoustic intoxication” (Chéreau’s words), which will be the subject of this communication. More precisely, our paper aims to give an account both on the problematic nature of musical and dramatic issues of the last scene of Elektra, and on scenic solutions proposed by Chéreau. In order to achieve this, we will evaluate, through musical analysis, Strauss’s bias on the musical setting of Hofmannsthal’s libretto. For example, the phenomenon of menadic trance, that is suggested by the stage directions, contradicts the musical themes chosen by Strauss: if Hofmannsthal said that Elektra’s dance is “indefinable” (litteraly “without name” – namenlos), the composer uses clearly identifiable rhythms (one of the waltz, which gradually turns into a siciliana). Besides these musical literary contradictions, there are also specifically musical ambivalences, which stem from Strauss’s language. Finally, we must mention the ultimate ambiguity of the libretto: the supposed death of Elektra, that other stagings make obvious, including that of Götz Friedrich in 1981, to which Chéreau implicitly refers in the aforementioned interview.

    All these contradictions and equivocities are many puzzles to Chéreau. His staging, rather than ignoring or evading them, reveals or exacerbates them; therefore it invites us to reassess and rethink our perception and understanding of the opera, in its complexity and semantic depth.


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  • Les princes et les dieux, l’incarnation du pouvoir, du Ring à La Reine Margot
    par Françoise Zamour

    Dans l’œuvre de Patrice Chéreau, la scène et l’écran sont peuplés de princes, de rois et de reines, tour à tour triomphants et déchus, célébrés ou craints par une armée de courtisans, puis abandonnés à la solitude. L’homme, ou la femme, de pouvoir fait l’objet, de la part du metteur en scène, qui n’a d’ailleurs pas hésité à interpréter lui-même Bonaparte, Richard II, ou, de manière plus confidentielle, Lénine, d’une attention d’entomologiste. Les héros de Chéreau se confrontent au pouvoir, et se cognent à l’histoire.

    Plus que tout autres, ces personnages incarnent de manière vibrante le déchirement propre à l’imaginaire de Chéreau. Entre l’intime et le politique, leur corps offert au public fonctionne comme le champ d’un affrontement où résonnent également les échos du monde contemporain. Wotan, autant que Margot, sont comme traversés par les bouleversements du XXe siècle. Nourrie par la fréquentation des textes de Brecht, de Thomas Mann, mais également de Glucksman ou de Kantorowicz, la réflexion de Chéreau sur la guerre, la violence de l’histoire, le totalitarisme, trouve à s’incarner dans ces personnages surgis du passé ou de la légende.

    Toutefois, cette insatiable curiosité à l’égard des puissants, si elle induit une réflexion sur le politique, et sa figuration, interroge également sur la représentation. Interprètes de leurs propres personnages publics, les princes de Chéreau renouvellent sans cesse le questionnement passionné de l’artiste sur le mystère de l’acteur.

    Of Gods an Kings, figuration of power from The Ring to La Reine Margot

    Wotan, Margot, Clytemnestra, King Richard II, King Henry IV, Bonaparte: so many kings and queens, princes and gods have occupied the stage in Chereau’s productions. All these characters, whose intimacy is as violently exposed as it is strictly hidden, tortured and silenced, are perpetually dealing with history and power. The purpose of this presentation is to explore the diversity and richness of the representation of power in Chereau’s imagery. Examining the figuration of power in Chereau’s films and theatre productions, one notices how, through these past heroes, the director questions our present. Nourished by Glucksman, Kantorowicz, or Thomas Mann, Chereau’s reflections on contemporary political issues shed light on his conception of historical or legendary kings. Spectators perceive echoes of twentieth century upheavals, wars and totalitarianism in The Ring, but also in the historical drama La Reine Margot. What is characteristic of Chereau’s manner here is the focus: historical issues are literally incarnated.

    More than any other characters, kings and queens are actors, always playing this role in the presence of ordinary humans. Looking at kings, Chereau scrutinizes them as a very special kind of performer. Throughout his work, from Brechtian inspiration to his fascination with film, one could consider this way of questioning the incarnation of power as a constant of Chereau’s topics: an endless interrogation about the mystery of the actor.


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  • Des Corps clandestins. Le présent comme symptôme à partir de L’Homme blessé  de Patrice Chéreau (1983)
    par Mathieu Lericq

    « Il s’agit d’une passion, celle qu’un adolescent éprouve pour un autre homme. Ce n’est pas un film sur l’homosexualité. C’est le récit d’une passion et c’est un apprentissage : apprentissage de la vie, de la trahison, aimer celui qui trahit, aller au bout de la relation amoureuse et du danger. Ce film est d’abord envie d’amour et de tendresse, envie aussi de quelque chose de plus grand et de plus secret : de la part de cet adolescent, une envie fébrile ou têtue, envie d’autre chose, d’aimer, de croire à quelque chose, aux autres, et qu’on lui voit comme une larme au fond des yeux. En bref, l’amour et la trahison, ce qui est normal et ce qui ne l’est pas, le coup de foudre comme initiation au malheur. Mais aussi une ville de province aujourd’hui, trois semaines d’une vie, un été lourd et haletant, la belle violence d’une volonté obstinée. » Tel est l’élan originel qui constitua pour Patrice Chéreau une sorte d’intention, sa démarche peut-on dire, à l’égard du film qu’il co-écrivit avec Hervé Guibert à partir de 1975, L’Homme blessé. Et c’est la façon dont le metteur en scène lui-même a choisi d’en parler dans le catalogue du Festival de Cannes, où son film est présenté en compétition en mai 1983.

    Si les propos de Chéreau projette le sens de l’œuvre vers une caractérisation atemporelle des personnages et de leur rapport au monde, ne peut-on toutefois pas relever une signification détournée de l’histoire et de son temps, tout du moins celle d’un présent symptomatique (propre à l’Europe au tournant des années 1970-1980) ? Mon intervention consistera à observer et à analyser l’historicité des corps que L’Homme blessé donne à voir, à comprendre ce qui fonde et donne un sens élevé à l’exploration des bas-fonds. Marquant l’amour des sceaux du plaisir et du malheur, en quoi L’Homme blessé donne sens aux menaces concrètes qui pèsent sur les sociétés civiles soumises à des bouleversements sociaux et géopolitiques majeurs ? Étudier Chéreau en son temps signifiera ici analyser dans quelle mesure la valeur temporelle de sa poétique cinématographique est renforcée par son travail acharné à toujours travailler avec l’inédit, la jeunesse, les nouveaux langages, par exemple en écoutant et s’appropriant certains discours — puisant aux sources de l’écriture romanesque (H. Guibert), dramatique (B.-M. Koltès) et philosophique (Michel Foucault).

    Irregular bodies. Present Time as Symptom in The Wounded Man by Patrice Chéreau (1983)

    ‘The film is about a passion, lived by a teenager who falls in love with another man. This is not a film about homosexuality. It tells the story of a passion, which tends to make him improve and learn: about life, about betrayal, about loving someone who betrays, about reaching the deep end point of a love and danger relationship.’ The description of The Wounded Man, written by Patrice Chéreau, has been published within the catalogue of the Cannes Film Festival in 1983, where the film competed that year.

    Beyond the abstraction underlined by the director in his statement, to what extent emotions evoked here give a meaning to history, or rather to the symptomatic present time that is daily lived by civil societies at the turn of 1970’s/1980’s?

    The issue leads us to study how significant are the irregular bodies shown in The Wounded Man and, besides, to point out historicity of their presence. Furthermore, my research consists on analyzing relations between this disturbing filmic aesthetics and multiple intellectual references of that period (H. Guibert, B.-M. Koltès, M. Foucault), which together build a sophisticated image of shallows.


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  • « Les Intimités électives de Patrice Chéreau » : un cinéma engagé de l’analyse  des mœurs contemporaines
    par Brigitte Gauthier

    À partir de son film Intimacy, réalisé en 2001, on retracera le parcours politiquement courageux du discours sans tabou sur les relations humaines étudié par Patrice Chéreau dans son œuvre cinématographique.
    Le cinéma de Patrice Chéreau s’inspire d’un théâtre d’idées où la chair parle et les mots traversent l’espace. Le socle du théâtre l’a formé aux jeux de l’amour et des prétendus hasards. Ses mises en scène des Paravents de Genêt (1983), Dans la Solitude des champs de coton (1987) de Bernard-Marie Koltès ou de Rêve d’Automne (2010) de Jon Fosse servent de laboratoire de résonance à ses expérimentations cinématographiques. Il met en scène l’affrontement des sentiments dans un mouvement oscillatoire entre la scène et l’écran.
    Chéreau jette un regard sans compromis sur l’entrelacement du désir et des émotions dans les contextes historiques ou contemporains les plus variés. Il resserre sa focalisation sur l’entassement des chairs horizontalisées dans l’écran, jouant sur l’emboîtement des possibles dénudés lorsque la parole n’est que double jeu, sous-texte ou trahison.
    Sa langue et sa gestuelle sont chorégraphiées comme au théâtre, mais son cinéma fait des choix clairs, enfreignant les règles élémentaires de la grammaire cinématographique pour souligner les décalages entre nos attentes et la réalité des sables mouvants émotionnels. Ses personnages sont déchirés, à vif, malmenés par une société qui ne permet plus l’hypocrisie et la réassurance bourgeoise.
    Lorsque le rideau des apparences ne descend plus, on retrouve l’individu face à lui-même. L’homosexualité sert de miroir révélateur aux pratiques hétérosexuelles, la dérive des sentiments est amorcée. Même les vitres entre l’intérieur et l’extérieur sont fissurées. Chéreau nous propose un parcours à travers l’œuvre cinématographique d’un maître du théâtre, habile marionnettiste de la direction d’acteurs, observateur sans relâche du « je veux, moi non plus ». Choisir d’être un cinéaste anthropologue du chant amoureux dans un temps hanté par Les Nuits Fauves de Cyril Collard (1992) et le scandale des expositions de Mapplethorpe de 1989 est bel et bien courageux. Chéreau rend familier la problématique de l’homme blessé. Le désir, le manque, le deal du bonheur au coin d’un trottoir en guise de rêve rappelle les plus grands Fassbinder et annonce les réformismes contemporains d’une sexualité assumée. La Vie d’Adèle d’Abdelattif Kechiche, Palme d’Or 2013, s’inscrit dans le sillage cannois d’une Reine Margot (1994), plaidoyer d’une liberté amoureuse. L’amour est un combat, la vie une solitude. Le théâtre est le laboratoire expérimental, le mode opérationnel, outil de vision sur ce que l’autre se cache et sur ce que chaque jour nous prétendons montrer. Son cinéma est une épure, un mode brut à la Jackson Pollock, éclaboussement des êtres, fracas des destinés.

    The Elective intimacies of Patrice Chéreau:
    a committed cinema providing an analysis of contemporary morality

     Starting from Chéreau’s film Intimacy (2001), we’ll move back to the early period of the filmmaker’s career to survey his politically courageous journey. He chose to offer us a discourse free of taboos on human relationships.

    Patrice Chéreau’s cinema is inspired by a Theater of Ideas where flesh speaks and words move through space. His theatrical background trained him in the games of love and apparent hazards. His staging of Genet’s Les Paravents (Screens, 1983), Dans la Solitude des Champs de coton (In the Solitude of Cotton Fields, 1987) by Bernard-Marie Koltes (1987) or of Rêve d’Automne (Autumn Dream, 2010) by Jon Fosse serve as a sounding board for his cinematographic experimentations. He stages a clash of feelings in an oscillation between the stage and the screen.
    Chéreau takes an uncompromising look at the intertwining of desires and emotions in the most varied historical and contemporary contexts. He scrutinizes the horizontal layering of flesh upon the screen, playing on the interlocking of nude imagery when speech is no more than foul play, subtext or treason.
    His language and code of non-verbal behavior are choreographed as he would for the Theater, but he makes his cinematographic choices clear, violating the basic rules of film grammar to highlight the differences between our expectations and the reality of emotional quicksands. His characters are torn apart, raw, roughed up by their social environment that no longer allows them the safety of hypocrisy or bourgeois reinsurance.
    When the fourth wall of appearances falls the individual has to accept to see himself as he is. Homosexuality serves as a mirror revealing heterosexual practices, feelings start drifting away. Even the glass partitions they set up between the inside and the outside of their world are cracked. Chéreau offers us a journey through the cinematographic work of a master of theater, a skillful puppeteer directing actors, a tireless observer of the "I want, me neither" attitude. To choose to be a filmmaker and an anthropologist singing love in a time haunted by Les Nuits Fauves by Cyril Collard (1992) and the 1989 scandal of the Mapplethorpe exhibitions is indeed quite brave. Chéreau makes the problem of the injured man familiar. Desire, absence, the deal of happiness in place of a dream reminds us of the most fabulous Fassbinder movies… and announces the contemporary reforms of an assumed sexuality. La vie d’Adèle (The Life of Adele, Palme d'Or 2013) by Abdelattif Kechiche, is in the wake of La Reine Margot (The Queen Margot, 1994) screened at Cannes, it is a plea for free love. Love is a battle, life implies loneliness. Theater is the experimental laboratory, the operational mode, a tool to perceive what the other hides from himself and what we pretend to show each day. His cinema is a rough draft, a raw mode à la Jackson Pollock, splashing out fragments of beings and the crash of destinies…

     

     


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  • Phèdre : ensanglanter Racine
    par Manon Worms

    Phèdre, créé en janvier 2003 aux Ateliers Berthier, marque un retour pour Patrice Chéreau à une « langue maternelle du théâtre », dans la continuité de son travail sur Koltès et Dans la solitude des champs de coton, à une période où le metteur en scène n’a pas monté de spectacle de théâtre depuis huit ans et s’est tourné vers le cinéma en réalisant deux films. Ce retour à Racine et au théâtre classique français semble être un retour encore plus profond pour Chéreau vers les sources et le théâtre grec : en déconstruisant l’alexandrin et les codes de bienséance du classicisme, en mettant au centre la violence, le désir, les pulsions des corps raciniens, Chéreau déterre aussi le substrat antique de la pièce. Il s’appuie ouvertement sur Sénèque et Euripide pour recadrer sa dramaturgie sur le personnage d’Hippolyte, centre du désir, jusqu’à la scène finale où il fait revenir sur un chariot rappelant l’eccyclème le cadavre héroïque et encore ensanglanté du jeune homme. Cette image saisissante, quasi christique, en nous donnant directement accès à la condition de victime d’Hippolyte, nous fait rentrer dans une relation à l’émotion tout à fait singulière, qui renvoie aussi le spectateur à tout un environnement moral lié à l’époque. Un ensemble de références philosophiques et artistiques, de Michel Foucault à Sarah Kane, et la mise en perspective de ce spectacle avec les expériences cinématographiques de Chéreau à cette période nous conduiront à inscrire Phèdre au cœur d’un parcours artistique qui suit singulièrement les arêtes des mouvements historiques dans lesquels il se trouve, toujours en lien avec ses questionnements les plus brûlants.

    Phèdre : staining Racine with blood  

    Phèdre, producted in January 2003 at the Odeon National Theater, marks a return for Patrice Chéreau to a kind of « theater’s native language » in his own words, following his work on Bernard-Marie Koltès and Dans la solitude des champs de coton, at a time when the director have not directed any theater production for eight years, and explored cinema, shooting two movies. This return to Racine and to French classic theater seems to represent also a return to the deep « basics » : Greek theater. Splitting up the Alexandrine and classicism’s decency rules, focusing on violence, desire, pulsions of Racinian bodies, Chereau goes in search of all the antic layer present in the tragedy. He openly refers to Seneque and Euripide to focus his dramaturgy on Hippolyte’s character, acting as a gravity center of desire throughout the play, all the way through his death in the final scene, where Chereau chooses to use an old device of Greek theater to make his dead, young and bloody body come back to the stage on a cart, pulled in by servitors. This striking image, also a clear reference to the Christ, make spectators identify Hippolyte as a victim, and refers to a global moral environments specifically active at this time (end of the 1990’s/start of the 2000’s). Through different artistic and philosophical references, from Michel Foucault thought to Sarah Kane’s plays, and exemples taken from Chéreau’s movies shot during the same years, we will see how Phèdre takes place into the artist’s artistic path, who seems to be always following the historical changes, and their sharpest questions, images, breaking points.


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  • 1973-1983 (de La Dispute à Combat de nègre et de chiens). Comment réinventer une scène parlante ?
    par Marie-Madeleine Mervant-Roux

    Les années « de poudre », ou « orphelines », sont celles où apparaît et se développe ce qu’on appelle très vite le « théâtre d’images », dont Patrice Chéreau constituerait en France le plus spectaculaire représentant. Un théâtre jugé esthétisant et narcissique par les brechtiens et plus généralement les tenants d’un art engagé. Des études pénétrantes, dont celles d’Anne-Françoise Benhamou, ont montré que c’est la recherche d’une nouvelle figuration du réel qui a produit ces scènes visuellement captivantes, dont les photographies nous feraient presque oublier qu’elles accueillaient et soutenaient des façons inédites de se taire, de parler, d’entendre et d’écouter parler. En nous appuyant sur les enregistrements audio de spectacles de cette période, sur une série d’archives radiophoniques et sur nos propres souvenirs (La Dispute, 1973 ; Loin d’Hagondange, 1977 ; Peer Gynt, 1981 ; Combat de nègre et de chiens, 1983), nous souhaitons montrer, dans la foulée de ces études, comment le metteur en scène, dès son retour d’Italie, a théâtralement affronté la difficulté nouvelle et aiguë du rapport conflictuel au langage et à la langue vécu en France par sa génération, touchant ainsi l’un des enjeux mal visibles et fondamentaux de la période. Comment Chéreau, aussi éloigné des quêtes européennes d’un idiome populaire ou primitif que des « théâtralisations vocales » américaines (Helga Finter), et en tenant « pour suspects toute éviction de l’écriture, tout primat systématique de la parole » (Roland Barthes, « L’écriture de l’événement », 1968), a, en acteur-lecteur, exploré plusieurs pistes avant de rencontrer les textes de Koltès.
    Cette réflexion se fonde sur une recherche plus large engagée dans le cadre du programme ANR ECHO, consacré à la voix verbale et au travail de la langue sur les scènes françaises dans la seconde moitié du XXe siècle.

    1973-1983 (from "A Matter of Dispute" [La Dispute] to "Black Battles with Dogs" [Combat de nègre et de chiens]). How to reinvent a talking stage?

    In the “years of powder” or “orphan years” appears and spreads what is soon to be called the “Theatre of Images”. Patrice Chéreau is seen as the leading French figure of this movement, considered as narcissistic and mannered by Brechtians and more generally by supporters of a committed art. Thorough studies, as those of Anne-Françoise Benhamou, have shown that it is the quest for a new figuration of the real that has produced those visually captivating scenes, the photographs of which would almost make us forget that they caught and sustained unusual ways of keeping silent, speaking, hearing and speech-listening. Following on from these studies, with the help of some audio recordings of performances of that period, of a series of radio archives and of our own recollections (La Dispute, 1973 ; Loin d’Hagondange, 1977 ; Peer Gynt, 1981 ; Combat de nègre et de chiens, 1983), we wish to show how Chéreau, as soon as he returned from Italy, faced in his directing the novel and striking difficulty with the conflictual relationship to language –and to French language– experienced in France by his generation, thus revealing one of the fundamental, quasi-illegible issues of the time. As remote from the European quests for a popular or primitive idiom as from the American “vocal dramatizations” (Helga Finter), and considering as “suspect any eviction of writing, any systematic primacy of speech” (Roland Barthes, Writing the Event, 1968), Chéreau, as an actor-reader, explored several tracks before meeting Koltès’s texts.
    This reflection is inscribed in the frame of the ANR ECHO research program, dedicated to spoken voice and language work on French stages in the second half of the twentieth century.


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  • D’Appia à Chéreau, la lumière comme élément expressif
    par François Picard

    Lucio Silla, opera seria de Lorenzo da Ponte et W.A. Mozart, direction musicale de Sylvain Cambreling, mise en scène de Patrice Chéreau, scénographie de Richard Peduzzi, assisté de Denis Fruchaud, lumières de Daniel Delannoy et Jean-Luc Chanonat, a été monté au théâtre des Amandiers, Nanterre, en 1984.
    Appliquant la méthode de l’analyse par segmentation et par fronts de découverte en usage dans la musicologie, on mettra en parallèle les formes temporelles du drame (actes, scènes), de la musique (arias, chœurs, mais aussi ambitus, tonalités), de la lumière et des murs (grâce à un document de travail inédit : la régie murs).

     From Appia to Chéreau, light as an expressive material

    Lucio Silla, an opera seria by Lorenzo da Ponte and W.A. Mozart, was presented in Nanterre in 1984 under the musical direction of Sylvain Cambreling and the direction of Patrice Chéreau, with Richard Peduzzi, Daniel Delannoy and Jean-Luc Chanonat. The formal analysis will show the parallel dynamics of evolution as regards the plot, the chord progression, the vocal register, the lightning, and eventually the famous movement of the walls. This parallels do not move at the same speed and contribute to a dramatic intricacy of signs.


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